mercredi 13 mai 2020 à 23h59
TÉMOIGNAGE d'une agent des musées de Strasbourg. Se déconfiner ? Oui mais...
Se déconfiner ? Oui, mais pas n'importe comment. Pensez aux autres : n'allez pas au musée maintenant - ou dans tout autre endroit clos non absolument indispensable.
Le 11 mai, ou plus tard selon la couleur verte ou rouge du département où l'on se trouve, une série de lieux va rouvrir ses portes. Les écoles notamment - et c'est tout un sujet en soi... dont je ne parlerai pas ici, d'autres le font mieux que moi. Les "petits musées" font partie de ces endroits. À ma grande surprise, quelques personnes de mon entourage se réjouissent déjà d'y retourner. Ben oui, aucune possibilité de bar ou resto, de spectacle, de ciné, de concert pendant des semaines...
Alors oui, la plupart a hâte de pouvoir sortir de chez soi et/ou de l'écran de son ordi ou sa télé, reprendre une vie sociale... Nous sommes des humains et nous avons besoin d'être en relation les un·e·s avec les autres. Revoir des gens, se prendre dans les bras... Est-ce raisonnablement dans le champ des possibles ?
Nous ne faisons pas tout·te·s partie des gens qui peuvent se permettre de continuer uniquement en télétravail pendant un certain temps. Dans mon cas, je vais devoir reprendre mon boulot de gardienne de musée.
Vous vous dites certainement qu'en vous rendant individuellement, ou à deux ou trois, dans un endroit assez petit, non bondé, vous n'encourez que très peu de risques. Certes, mais… est-ce vraiment une "bonne idée" ?
671 700 visites dans les musées strasbourgeois en 2019. Dans un "petit musée" strasbourgeois, en "temps normal", lorsque le reste des lieux en ville est ouvert, autour de 70 000 par an. C'est très variable, on peut compter grosso modo sur une dizaine et jusqu'à une centaine de visites journalières. Et mille et quelques visites en journée de gratuité, ce qui sera certainement suspendu.
Certes, il n'y aura pas de touristes, vous ne toucherez "à rien" (en principe !). Mais pensez-vous sérieusement que les surfaces seront désinfectées ?! Qu'il est possible d'aérer les salles ? Passerez-vous aux toilettes ? Si on y travaille, le choix est plus limité...
Et puis surtout... une bonne partie de mes collègues agent·e·s du patrimoine est "reclassée". C'est-à-dire qu'elles et ils souffrent de maladies chroniques diverses, liées généralement à un poste de fonctionnaire catégorie C de la ville. Mais ce n'est pas "suffisant" pour la médecine du travail, qui les renvoie donc au travail : elles et ils deviennent gardien·ne·s de musée. Il s'agit donc d'une population considérée à risques. Si je m'en tourmente déjà, qu'en est-il des collègues exposé·e·s à des visiteurs et visiteuses solitairement insouciant·e·s ?
Travailler dans un musée, c'est un peu y être enfermé·e... Les espaces réservés aux agent·e·s sont extrêmement restreints. Se poser, manger… deviendra tout un défi. Et je ne parle même pas du stress de devoir faire "du flicage" pour qu'il n'y ait pas plus de 10 personnes... dans la même salle ? un couloir, les escaliers ? dans le musée ? Avec quelques critères ?
Alors oui, "la culture, c'est important". Mais au lieu de reprendre mon poste au musée, même masquée (et pas forcément les visiteur·se·s), quitte à devoir sortir dans le monde extérieur pour gagner ma croûte, en tant qu'agente de la collectivité je préférerais bien que ce soit pour une activité plus utile en ce moment : confectionner et/ou distribuer des masques, soutenir des précaires et isolé·e·s, organiser les espaces… tellement d'autres tâches…
Quelles alternatives ? Grèver ? Ne pas avoir de salaire. Exercer un droit de retrait ? Est-ce possible ?
Confinement ou pas, le virus continue à circuler parmi nous. Le Conseil scientifique estime entre 1 000 à 3 000 nouvelles personnes infectées PAR JOUR à partir du déconfinement. Estimation SANS COMPTER l'ouverture d'établissements scolaires. Voir page 3 de l'avis du Conseil scientifique n°6 du 20 avril 2020, consultable ici : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avi…
Impossible de reprendre une vie sociale "comme avant". Ce n'est pas parce qu'un gouvernement nous autorise à nous déconfiner au nom de "l'économie du pays" (sic) qu'il faut faire n'importe quoi et se transformer en potentiel vecteur de Covid-19...
Se déconfiner progressivement, penser et agir solidairement, repenser aux contraintes du productivisme, revoir des personnes proches en extérieur, en petit nombre, en gardant non pas une distanciation sociale mais une bonne distance physique, réinventer et construire des manières de faire et d'être ensemble différemment, résister et lutter, s'aimer… ça oui, ça reste dans le champ des possibles.
Si jamais vous m'avez lue jusqu'ici : merci de penser aux autres. Déconfinez-vous si vous le pouvez, mais évitez les lieux clos dont la fréquentation n'est pas strictement nécessaire pour votre vie. N'allez pas au musée.
P.S: j'ai aussi hâte de revoir les personnes que j'aime et apprécie. Et d'en connaître de nouvelles.
Source : message reçu le 4 mai 12h