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mercredi 13 mai 2020 à 23h59

ECHANGE Masques en tissu : des costumières s’organisent pour sortir du travail gratuit

22-04-2020 / Article publié sur https://www.agirparlaculture.be/masques-en-ti…

Masques en tissu : des costumières s'organisent pour sortir du travail gratuit

Entretien avec Annabelle Locks Propos recueillis par Aurélien Berthier

Photo : Lesmasquesdebruxelles

Depuis le début de la crise politico-sanitaire liée à la pandémie du Covid19, des couturières ne cessent d'être mobilisées à coup de larges appels à fabrication bénévole de masques en tissu émanant de pouvoirs publics peinant à élaborer d'autres solutions pour pallier leur incurie et les pénuries de protections. Annabelle Locks avait lancé l'alerte sur les conditions dans lesquelles se mènent ces opérations qui font travailler de nombreuses femmes gratuitement depuis chez elles et sans cadres. Costumière, elle initie aujourd'hui le projet « Lesmasquesdebruxelles », un collectif « féministe et mixte qui réunit costumières et livreuses, ainsi que des hommes chargés de la collecte de textiles et des commandes » et qui vise alimenter Schaerbeek en masques. Réflexions sur la condition de couturière à l'ère du coronavirus alors que les masques sont devenus aujourd'hui des produits de première nécessité et le symbole d'une gestion gouvernementale désastreuse. Mais aussi sur ce que de nouveaux projets solidaires peuvent faire naitre d'espoirs et préparent un après plus désirable.

Comment en êtes-vous arrivée à fabriquer des masques en tissus

C'est d'abord une colère face à la situation et face à ce large appel à des bénévoles pour fabriquer des masques en tissu. La première étape a été très théorique, ça a pris la forme de la rédaction de l'article intitulé « Lutte contre le coronavirus : si les femmes s'arrêtent, les masques tombent » avec la journaliste Manon Legrand et paru dans le magazine Axelle. C'est une réflexion autour des conditions dans lesquelles les masques sont fabriqués en Europe face à la pénurie. Son travail de journaliste a énormément compté dans l'énergie et le crédit que ça m'a donné. Grâce à ce premier travail, j'ai tellement été investie de cette idée qu'il fallait à tout prix faire travailler des femmes avec des contrats et des conditions dignes que je me suis mise à le faire ! Pour moi, c'est très clair : si ce n'est pas payé et sans contrats, je préfère autant rester chez moi à lire ma bibliothèque féministe. Petit à petit, ça a pris de l'ampleur, j'ai constitué une équipe, on va former prochainement une ASBL et faire des contrats.

Je me suis assez rapidement opposée au fait que des professionnelles réalisent des masques bénévolement. Le métier de costumier est par nature précaire, fait de CDD, nos contrats ont été annulés et face à la crise, nous avons un savoir-faire utile à la société. En tant que professionnel·les, nous devons être rémunérées pour cette activité. En revanche, je ne m'oppose évidemment pas aux bénévoles qui cousent des masques de bon cœur et dont la situation financière et matérielle le permet. C'est même très beau que celles et ceux qui le peuvent, le fassent. Je souhaite toutefois alerter sur le risque de surmenage pour certaines qui se sentent investies d'une mission immense : puisqu'il faut des millions de masques, certaines travaillent des heures impossibles, et ce, bénévolement. On a d'ailleurs déjà vu quelques cas de burn-out chez les bénévoles. Dans notre collectif, nous respectons des horaires acceptables et même si la cadence est intense, nous posons les limites de ce que nous acceptons de produire chaque jour.

On peut en effet se demander pourquoi les pouvoirs publics (Régions et communes) demandent à des femmes de coudre des masques systématiquement bénévolement, comme si c'était une évidence. Pourquoi devrait-on forcément travailler gratuitement quand il s'agit de masques en tissu ?

Parce que 95% des personnes qui fabriquent des masques sont des femmes ! D'ailleurs, quand des appels à couturiers sont lancés, ils sont toujours adressés aux « couturiEREs » bénévoles et jamais aux couturiERs. Si c'était des hommes qu'on mobilisait pour la production d'un produit de première nécessité, je doute qu'on fasse appel à leur gentillesse et à leurs générosités supposées. Toute cette notion du care, du soin, est attribuée aux femmes. Dans l'imaginaire collectif, cela reviendrait à nous, les femmes, de prendre la responsabilité de ce genre de chose… Même si très curieusement, on peut constater le contraire dans le choix de l'illustration d'articles de presse sur le sujet : des photos prises dans des ateliers où seuls des hommes s'affairent derrière des machines à coudre…

Vous soulignez dans un entretien que le métier de couturière était dévalorisé, réduit à « hobby ». Est-ce que ça joue aussi dans l'idée qu'on n'aurait pas à le rémunérer ?

Encore une fois, la question de genre me semble primordiale. En ce moment par exemple, tout le monde jardine. On peut se dire, tout comme la couture, que c'est le métier d'un jardinier mais que c'est le hobby d'une autre personne, comme la couture est mon métier mais le passe-temps d'une autre. Pour autant, s'il s'avérait nécessaire de mobiliser des jardiniers aujourd'hui, métier traditionnellement attribué plutôt aux hommes, est-ce qu'on leur demanderait de travailler gratuitement à l'échelle d'une nation ? Je ne pense pas. Ainsi, non seulement la couture est considérée comme un hobby, mais plus encore, comme un hobby de femmes. Jusque dans les années 70, les femmes faisaient de la couture à l'école. C'est un savoir-faire que les femmes ont parce qu'ils résultent d'un processus socialement construit. Et puis, plus pragmatiquement, peu d'hommes disposent aujourd'hui d'une machine à coudre.

Je voudrais souligner au passage que sont également mobilisés sur la confection des masques certains groupes captifs comme les détenues des prisons ou précaires comme des groupes de sans-papiers. Détenus, sans-papiers, femmes, finalement, cette fabrication massive de masques revient à des groupes déjà fragiles socialement.

Remarquons aussi qu'on s'offusque assez facilement du fait qu'il faille payer des professionnelles qui fabriquent des masques mais que, par contre, ça ne viendrait à personne l'idée de contester le fait qu'il faille payer des respirateurs des dizaines de milliers d'euros quand c'est nécessaire d'en acheter un. On ne dit pas aux industriels : « offrez-les-nous ! ». Notons également la réouverture des magasins de bricolage, mais pas des marchands de tissus et merceries, ce qui nous rend perplexe étant donné l'urgence à équiper la population de masques en vue d'un déconfinement.

Assez rapidement dans les réponses apportées à l'épidémie de Covid19 et la nécessité du masque, que ce soit pour les soignant·es ou les citoyen·nes, les pouvoirs publics se sont avérés globalement impréparés, incompétents et très peu stratèges. Désorientés, ils n'ont souvent trouvé, semble-t-il, comme issu que ce large appel au bénévolat. Est-ce que ça aurait pu se faire autrement ? Quelles autres solutions collectives plus socialement justes on aurait pu ou on pourrait élaborer ?

Les pouvoirs publics auraient en effet pu mobiliser tout le secteur textile du pays. En Belgique et en France, on a encore des secteurs textiles très actifs. Plutôt que de les mobiliser, ce qui aurait semblé le plus logique pour la fabrication de masques à grande échelle, on a préféré mobiliser des citoyennes bénévolement. Le grand avantage : c'est que c'est gratuit ! En Tunisie, par contre, dès le début de la crise, les salariées d'une usine de prêt-à-porter ont été confinées ensemble pour confectionner des masques. Elles touchent leurs salaires et les heures sup sont bien sûr rémunérées.

Dans cette affaire de masques, on a fait face à une espèce de panne d'imaginaire, de prise de décisions à la mesure des évènements. Les pouvoirs publics ne sont par exemple jamais lancés dans la réquisition d'usines textiles ou la mise en place de leurs propres ateliers…

Ça m'aurait semblé beaucoup plus logique en tout cas d'organiser la production de masques, de mobiliser l'ensemble du secteur textile et de l'orienter vers la production de ces masques. Mais pour moi ce n'est pas un oubli ou une panne d'imagination : c'est simplement un moyen de faire des économies, de faire en sorte que cette crise coute le moins cher possible. Ça relève plutôt de l'idéologie néolibérale, celui d'un choix purement économique : même en temps de crise grave, on continue de chercher à faire des économies avec un travail gratuit !

Le choix du bénévolat, c'est aussi un choix plutôt contreproductif et inefficace en ce qu'il répond lentement et mal à la situation. L'appel à bénévoles nous fait en effet prendre du retard sur le moment où il y aura suffisamment de masques pour tout le monde. Ce n'est pas une réponse rapide à un besoin urgent. Car d'une part un appel à bénévoles implique un temps de réponse plus ou moins long, d'hésitation où les gens se décident ou non à s'engager. Et car d'autre part, toute une partie de ces bénévoles n'étant pas des professionnelles de la confection, on perd du temps en acquisition du savoir-faire nécessaire à la fabrication du masque. D'autant que les kits qu'elles reçoivent sont souvent mal faits, mal coupés, et durs à travailler. Bref, ça peut être une production très fastidieuse. Et la qualité des masques issus de ces kits n'est d'ailleurs généralement pas très bonne.

On pourrait évoquer aussi le fait qu'on s'est mis à leur demander toujours plus. Ainsi, dans un appel par la Région bruxelloise, par le biais de l'entreprise de travail adaptée Travie qui fait l'intermédiaire, les bénévoles ont d'abord reçu des kits de 25 - 50 masques à produire. Mais on leur a annoncé qu'ils allaient prochainement recevoir des kits de 200 masques à réaliser ! Il n'a jamais été question d'une telle hausse des cadences de production lors des prises de contact. De quoi larguer bon nombre de bénévoles.

Beaucoup de gens en arrivent dès lors à considérer que les masques doivent être gratuits et surtout que leur confection soit non rémunérée. Vous recevez par exemple de copieuses insultes simplement parce que vous avez décidé de ne pas jouer ce jeu du bénévolat forcé et de faire payer à leur juste prix les masques que vous fabriquiez. Est-ce qu'on n'est pas dans une sorte de confusion entre la gratuité née du don de soi, de la générosité et la gratuité socialement construite du service public, où quand l'hôpital ou l'école sont « gratuits », c'est parce que les impôts les financent et rémunèrent les infirmiers et instituteurs ? Ici, on n'est pas arrivé pas à inclure les masques dans la sphère du service public de la santé et on l'a confié aux individus et au marché. On pourrait pourtant par exemple imaginer que ces masques, vu leur nécessité sanitaire, soient remboursés par la Sécu…

Ce qui m'effraie c'est qu'avec cette opération, j'ai l'impression que les États, la France et la Belgique, habituent leurs populations à croire que le travail n'a pas de valeur. Sans vouloir être parano, on peut se demander si cette histoire de gratuité sur les masques peut être annonciatrice d'une baisse globale des salaires, qu'elle participe à rendre cette diminution acceptable par la population au nom de la crise sanitaire et économique.

Lesmasquesdebruxelles est donc un collectif formé dans l'urgence qui propose d'acheter des masques en tissus réalisés à partir du recyclage de pantalon que vous récoltez à Schaerbeek pour en équiper les habitant·es. Comment s'organise ce projet à finalité sociale ?

Même si on a distribué des masques gratuitement à des sans-papiers et des sans-abris, on propose effectivement nos masques à la vente. Depuis le début de cette crise, je sais combien il y a de personnes professionnelles dans le pays qui se sont retrouvées sans revenus et qui sont capables de répondre à ce besoin d'urgence. Ce projet vise à ce que ces personnes dont c'est le métier et qui font des masques soient rémunérées pour cela. Actuellement, l'équipe est composée de six personnes, dont trois couturières. Vu les commandes enregistrées, on va devoir dès la semaine prochaine en rajouter trois autres ainsi que deux coupeuses, une équipe qui gère la collecte et un responsable des commandes et planning de production. Et ce n'est pas impossible qu'on soit à terme une quinzaine à travailler sur ce projet. Si j'accepte de me tuer à la tâche dans cette démarche, c'est parce que je sais que ça va permettre à un maximum de gens de bosser. C'est une super manière de résister à la fatalité, de continuer d'avoir de l'espoir malgré la crise et le climat anxiogène.

On tient à ce que notre projet reste pour le moment en circuit court. C'est une chouette manière de présenter notre travail, un peu comme un agriculteur qui va vendre directement ses légumes sur le marché. On sait pourquoi on le fait car on voit à qui on le vend. Car on reçoit essentiellement des commandes de Schaerbeekois·ses. On ne livre pour le moment que dans un seul point de vente à Schaerbeek. Et c'est encore à Schaerbeek qu'on récolte notre matière première, à savoir des pantalons qu'on recycle et qu'on transforme en masques. Plutôt que d'aller monter d'énormes usines, on pourrait imaginer que ce genre d'initiatives locales se multiplient, dans chaque commune de Bruxelles et de Belgique. C'est motivant d'arriver à faire tout cela sur place, pour un quartier, une commune. Et ça permet de raviver du lien humain et une proximité largement déchirés par le confinement. Car on rencontre les personnes, celle qu'on livre, celles qui nous donnent des pantalons, on discute longuement en équipe pour savoir comment on se gère, combien on se rémunère, etc. On reçoit beaucoup de messages de gens qui nous encouragent à continuer.

Vous avez reçu aussi le soutien d'un autre secteur sinistré, le secteur culturel…

J'ai fait un post pour cherche un nouvel espace pour nous servir d'atelier. Quelques heures plus tard, j'ai été contactée par le Théâtre des Riche-Claires, la Balsamine et Théâtre des Martyrs qui étaient tous d'accord pour qu'on s'installe chez eux ! On va probablement aller au plus près des Schaerbeekois·es, à la Balsamine, pour pouvoir fabriquer, trouver les matières et vendre les masques dans la même zone.

Et est-ce que les pouvoirs publics vous ont proposé de l'aide ? Vous souhaitez demander à être aidés par eux dans votre démarche ?

On a demandé un espace à la commune de Schaerbeek mais ça n'a rien donné. À vrai dire, je suis tellement déçue par la manière dont les pouvoirs publics ont globalement géré les choses jusque maintenant que je n'ai pas forcément envie de coopérer avec eux. Je préfère qu'on reste dans une démarche citoyenne, un groupe qui se forme sur des rencontres et des affinités autour d'un projet fédérateur, avec des habitant·es de Schaerbeek qui nous font confiance. Je ne voudrais pas qu'on soit récupérés.

On entend beaucoup parler de l'organisation d'un nouveau système de vie au-delà de cette crise, d'un « après ». Un projet de proximité comme le vôtre est-il une manière de participer de cette démarche d'une économie plus juste et plus humaine ?

C'est assez inédit pour nous de travailler comme ça avec une durée indéterminée et un salaire incertain, mais nous acceptons tous les conditions d'emblée. Parce que nous nous engageons tous les six dans cette aventure expérimentale de l'artisanat de demain. C'est expérimental à tous les stades : l'approvisionnement en matière première, la communication (parfois très « traditionnelles » puisque tout est parti d'une annonce papier déposée chez la fromagère en bas de chez moi pour en arrive à une com sur les réseaux très ciblée sur la commune) ou le calcul des salaires (on est tous rémunérés au même taux horaire, et ça en fonction des ventes réalisées). Au début, on souhaitait même acheter aux gens leurs pantalons que nous allions recycler, personne n'a accepté, mais l'idée était que l'activité permette à tout le monde d'y gagner à la mesure de la contribution…

Pour moi, c'est peut-être la première fois que faire la couture répond à un besoin si urgent. Ici les solutions qu'on trouve pour répondre à la crise (comment trouver du textile quand tous les fournisseurs sont fermés, par exemple) nous inspirent énormément pour nos méthodes à long terme. Je crois sincèrement que chacun·e sera amené à choisir de faire ce qui a plus de sens au milieu de ce grand trou noir, qu'en tous cas c'est l'occasion idéale pour se réinventer, pour appréhender nos pratiques d'une nouvelle manière.

Site web : www.lesmasquesdebruxelles.be/

Lien vers leur page Facebook : www.facebook.com/lesmasquesdebruxelles

Un collectif en autogestion, une piste pour l'après

Ophélie, Maya, Annabelle, Loransse, Bruno, Henri, Philippe, Matthieu et Anna fonctionnent en autogestion, « avec une réunion hebdomadaire pour évoquer les bilans de chacun, ce qui marche, ce qui peut être amélioré. Pas de rapport pyramidal, les décisions sont prises ensemble, et chacun·e a le même poids dans le processus de décision. Pour la suite, après le confinement, ce serait une piste à continuer de développer. Ça nous permet de fournir un travail à la fois efficace et heureux ! »