jeudi 30 janvier 2020 à 23h59
RÉFLEXION : Pouvoir, confinement et nous
En 1975, Michel Foucault, philosophe français (mort du SIDA en 1984), publie l'un de ses ouvrages majeurs: Surveiller et punir. Pendant plusieurs centaines de pages, il analyse l'enfermement (aussi bien hospitalier que strictement carcérale), le rapport à la punition, à la norme, l'établissement de la notion de sécurité et de discipline comme primordiales bref je vous raconte ça de tête, j'ai pas relu le bouquin juste avant d'écrire ce texte donc pardon pour le manque de clarté et l'exhaustivité. Foucault consacrera plusieurs pages à la peste - ou plutôt la façon dont le pouvoir a géré la peste.
Quelques extraits de son analyse de la grandes peste de Marseille: "Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les évènements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d'écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s'exerce sans partage, selon une figure
hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts - tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. (…)
La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de
regard, d'écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d'un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels - c'est l'utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l'état de prévision), c'est l'épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l'exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits
et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l'état de nature; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l'état de peste.»
"D'ailleurs, Foucault part du principe qu'en effet la peste est au début
une vacance du pouvoir, là où il se trouble [ça c'est moi qui l'ai écrit pour un précédent travail. J'ai gardé pour introduire la citation] : «les lois suspendues, les interdits levés, la frénésie du temps qui passe,
les corps se mêlant sans respect, les individus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité statutaire et figure sous laquelle on les reconnaissait, laissant apparaître une vérité tout autre." "Avec une hantise par le pouvoir [idem] « des « contagions » de la peste,
des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre. »"
Je n'ai pas mes livres avec moi: si quelques personnes possèdent l'édition Gallimard de 2006, vous pouvez lire les pages 230 à 232 (principalement).
Historiquement, on sait maintenant que Foucault (paix à son âme) avait (relativement) tort: la peste à Marseille n'a pas vraiment été géré comme il l'imaginait, les choses ont été beaucoup plus complexes et chaotiques, sans réelle fabrication d'un pouvoir absolu, d'un "rêve gouvernemental de la peste". Vous pouvez voir cette article pour l'analyse:
https://www.researchgate.net/publication/2746…
ion_de_l'espace_urbain_la_peste_de_1720-1722_a_Marseille
Ce qui n'invalide pas en soi sa projection, son analyse, même si elle est (légèrement) grossie. Il semble donc que pour Foucault les épidémies constitue un risque, un facteur de perturbation qui peut mener aux pires exactions (genre désobéir. Mais beaucoup. Et faire la fête. Mais beaucoup aussi); or un pouvoir conscient de ce risque peut réagir en en place les dispositifs nécessaire non pas à la répression (pas toujours très efficace) mais au contrôle (carrément plus efficace), faisant appel à la discipline et à une circulation d'informations permanente. Mieux vaut prévenir que guérir en gros.
Le contrôle, le respect des normes portées à un niveau délirant. Le rêve de la peste, le terrain utopique de mise en place des procédures de contrôle étatique.
Attention: à aucun moment Foucault - ni moi, même si c'est étrange comme phrase - ne prétend questionner la validité sanitaire d'un tel dispositif. Je ne connais pas plus que la plupart d'entre vous l'impact de la quarantaine et du confinement sur une épidémie. Ca n'est pas le sujet. Ce que je voudrais questionner c'est: quelle organisation politique faut-il pour envisager un tel dispositif? A quoi rêve le pouvoir au temps du COVID 19? Quelle est la frontière entre le médical et le politique, la frontière entre le sain-malsain et le pouvoir? Que penser de toutes les désobéissances/obéissances, qu'on trouve ça débile ou non? Que craint l'Etat de l'épidémie de coronavirus, comment veut-il renverser le cours des choses en sa faveur? Quelle est la prochaine étape?
La prochaine étape? Une piste pour ça: un article publié le 20 mars par Jean-Dominique Michel, qui se dit "anthropologue de la santé et expert en santé publique":
http://jdmichel.blog.tdg.ch/archive/2020/03/1….
Il assure dedans que le COVID 19 est beaucoup moins dangereux que ce qu'on croit ("épidémie banale"), que des tas de maladies tuent bien plus, que la crise en mal gérée, il crache sur la plupart
de la profession tout en léchant les bottes de son gouvernement (la Suisse); bref, rien de nouveau ni fracassant. Il assure que la santé "publique est moyennâgeuse" (parlant d'"un réflexe ancestral de
claustration") : déjà on dit "médiévale", et en plus c'est faux: ces méthodes n'était pas appliquées aux Moyen-Age mais à partir du XVIIème et n'ont rien de millénaire. D'ailleurs la célèbre maladie
toujours inconnue qui décima Athènes 430 ans avant la naissance de Notre Sauveur n'a pas eu l'idée d'appliquer ce type de réglementation.
Les tentatives s'enchaînèrent, sans relâche, causant de très lourde pertes dans les rangs des soigant-e-s, pour lutter contre le fléau qui tuèrent pendant quatre ans des dizaines de milliers de personnes dans d'atroces souffrances mais à aucun moment ne fut envisagé une idée plus ou moins proche du confinement. Thucydide, historien contemporain du drame, rapporta des événements assez proche de ce que décrit Foucault en terme de renversement des hiérarchies sociales : « L'on était plus facilement audacieux pour ce à quoi, auparavant, l'on ne s'adonnait qu'en cachette : on voyait trop de retournements brusques, faisant que des hommes prospères mouraient tout à coup et que des hommes hier sans ressources héritaient aussitôt de leurs biens. Aussi fallait-il aux gens des
satisfactions rapides, tendant à leur plaisir, car leurs personnes comme leurs biens étaient, à leurs yeux, sans lendemain. [...] Crainte des dieux ou loi des hommes, rien ne les arrêtait. D'une part, on
jugeait égal de se montrer pieux ou non, puisque l'on voyait tout le monde périr semblablement, et, en cas d'actes criminels, personne ne s'attendait à vivre assez pour que le jugement eût lieu et qu'on
eût à subir sa peine : autrement lourde était la menace à laquelle on était déjà condamné ; et, avant de la voir s'abattre, on trouvait bien normal de profiter un peu de la vie. »
Je trouve qu'il est intéressant aussi de noter que la notion très-chrétienne de responsabilité personnelle, et donc de culpabilisation individuelle (péché, libre arbitre, toussa toussa) n'existe vraisemblablement pas encore (sans doute aussi lié à l'ignorance totale du mode de propagation de la maladie). Foucault ne
le mentionne pas non plus. Ça n'était apparement pas une des mesures prise par le pouvoir pour faire respecter ses ordres. Contrairement à aujourd'hui où la « responsabilisation individuelle »
est très utilisée à toutes les sauces et dans tous les domaines.
2430 ans plus tard, un point de l'article de Jean Dominique Michel m'a interpellé: au bout de quelques pages, l'auteur cité précédemment propose de dépasser la méthode du confinement: "Confiner l'ensemble de la population sans dépister et sans traiter, c'est digne du traitement des épidémies des siècles passés. La seule stratégie qui fasse sens est de dépister massivement, puis confiner les positifs et/ou les traiter, tout comme les cas à risques [...]" Donc un processus qui commence par être global et gigantesque (dépister TOUT le monde) puis qui s'affine au fur et à mesure des données accumulées et finit par être individualisé et individualisant, et isole jusqu'à sa guérison des personnes ciblées (séparant le sain du malsain. Le normal de l'anormal). Individualiser le plus possible les politiques, séparer l'individu des autres, acquérir le plus de données possibles dans une idée d'efficacité: j'ai l'impression que c'est un peu le schéma de beaucoup de politiques sécuritaires des dernières
décennies. Et que les moments de tension, des attentats aux épidémies en passant par les manifs, ont fréquemment été des occasions de tester et mettre en place des politiques massives dont la visée au final est individualisante (type assignation à domicile, suppression ou refus des prestations sociales (versées individuellement), contrôle fiscal intempestif, ...).
Voilà un petit peu l'idée. C'est long. Difficile de faire plus court - et encore on pourrait aussi, en restant sur Foucault, parler du biopouvoir, discipline et autres. On pourrait aussi se questionner
sur le lien entre savoir et pouvoir - soit connaissance sur le mode de transmission de la maladie et capacité à faire respecter les décisions qui en découlent (ici le confinement de plus en plus strict). En postulant qu'une ignorance commune en terme de contagion et de moyen de se prémunir de l'épidémie engendre peut-être une plus grande potentialité de désordre. Je n'ai aucun livres (de Foucault ou autre) avec moi étant partit, je ne suis donc pas très précise et espère ne pas faire trop d'approximations.
Bon courage à touste!
Source : message reçu le 29 mars 10h